Dans la tempête, lorsque cela cogne fort, il faut prendre la décision de réduire la voilure. Les bons marins font leur possible pour éviter les zones de fortes turbulences. La première vague du Covid-19 nous a pris par surprise. Par chance, nous avons traversé la tempête sans trop d’avaries. L’arrivée de la deuxième vague nous laisse craindre le pire, car elle risque d’être plus violente. Cette fois, nous sommes préparés. Nous tenterons d’éviter les éléments déchainés. Notre frêle esquif n’y résisterait pas. Il se trouverait balloté et rapidement submergé par les flots en furie. C’est donc au calme relatif d’un abri que nous allons laisser passer les fureurs de la nature.
Puisque le virus se transmet par les contacts sociaux, nous allons volontairement nous isoler. Nous chercherons à fuir, dans toute la mesure du possible, les contacts humains directs. Tout au long de notre prise de distance sociale, nous tiendrons notre « journal d’un reclus ». Nous y relaterons le quotidien de notre isolation stricte et potentiellement de longue durée.
Préparation
Le long exil auquel nous avons décidé de nous soumettre demande une préparation très minutieuse. Vouloir s’isoler, se protéger, ce n’est aucunement fuir ses responsabilités. En premier lieu, je dois m’assurer que mes proches ne souffriront pas de mon choix. Avec ma sœur, nous veillons sur nos parents âgés. Ils dépendent de nous pour de nombreux actes de la vie quotidienne. Fort opportunément, nous vivons assez proche les un des autres, ce qui nous permet de passer chaque jour voir nos parents.
Nous pouvons ainsi déposer les courses, nous assurer qu’ils prennent bien leurs médicaments, les aider dans les tâches ménagères les plus lourdes. Ma sœur semble plus sereine que moi face à la reprise pandémique. Elle ne va pas faire le choix d’un repli aussi drastique que le mien. Mais que se passerait-il pour nos parents si ma sœur était positive au Covid-19 ? Elle pourrait aussi contracter, comme un grand nombre de nos concitoyens, la grippe saisonnière. Bref, comment veiller sur nos parents âgés si pour une raison médicale ou une autre, elle se trouvait soudainement dans l’incapacité d’assumer leur prise en charge régulière.
Assistance Aidant Familial
Il existe fort heureusement une réponse adaptée à cette situation angoissante et potentiellement grave de conséquences. Avant de m’isoler, je vais souscrire un contrat assistance aidant familial pour ma sœur. Aucun examen médical pour adhérer à un tel contrat, ni pour l’aidant (ma sœur) ni pour les aidés (chacun de mes deux parents). Pour quelques euros par mois, nous avons la certitude que si ma sœur rencontrait un problème de santé un ou même plusieurs professionnels se rendraient chaque jour auprès de nos parents.
Nous aurons ainsi une grande tranquillité d’esprit. En cas de problème médical de la part de l’aidant, le ou les aidés peuvent rester dans le confort de leur domicile. Toutes les tâches nécessaires à la vie quotidienne seraient ainsi assurées par des aides à la personne ou des aides ménagères de remplacement. Des professionnels dignes de confiance pourront intervenir très rapidement et quotidiennement, même le weekend et les jours fériés.
Le lien numérique
Dès que l’on se risque à l’extérieur, il est impossible de ne pas être exposé au virus. Je ne vais pas jouer avec le feu. Face à la grande roulette russe de la crise sanitaire, je ne vais prendre aucun risque. Je vais mener une vie d’ermite en attendant que le virus soit terrassé. Au minimum que sa diffusion repasse sous contrôle. La mort sociale plutôt que la mort physique. Face à cette montée en force inexorable de la tempête virale, mon domicile sera mon arche. Je la quitterai quand le virus aura reflué et que respirer l’air ambiant ne sera plus potentiellement mortel.
Pour que cette période de réclusion se passe au mieux, je dois avant tout m’assurer que je serai en toute circonstance en mesure de garder un lien digital avec le monde extérieur. Deux outils sont pour cela indispensables : le téléphone portable et l’ordinateur. Et pour ces deux lignes de vie, il me faut prévoir un back-up complet. Ma connexion internet à haut débit doit être disponible à tout moment. Je vais souscrire deux abonnements auprès de deux fournisseurs d’accès différents. Deux ordinateurs, deux imprimantes, deux téléphones portables. Vive la redondance !
Passage à l’acte
Il ne s’est écoulé que quelques jours entre ma prise de décision et le passage à l’acte. Chaque jour, Santé Public France annonce une moyenne de 30 000 nouveaux cas, avec des pics à plus de 50 000. Nous sommes au cœur de la tourmente. Par combien faut-il multiplier les chiffres officiels pour avoir une approximation crédible du nombre de contaminés ? Les cas sont nombreux dans notre entourage. Nos amis, nos collègues sont atteints. Avec un si grand nombre d’occurences dans notre entourage immédiat, il est évident que la prévalence du virus est beaucoup plus importante que ce qui est annoncé.
Une majorité des porteurs du virus ne se font pas tester. Dès lors, il convient certainement de multiplier ce nombre par trois, quatre, possiblement par cinq pour se rapprocher de la vérité. Nous aurions ainsi de 100 000 à 150 000 nouveaux cas par jour pour notre pays. Avec les porteurs asymptomatiques et les cas déclarés, cette estimation nous semble crédible.
A ce rythme, c’est plus de la moitié de la population adulte de la France qui sera atteinte par le virus avant l’été. Un vaccin viendra-t-il enrayer ce sombre pronostic ? Rien de moins certain.
Jour 1, semaine 1. La réclusion
Impossible d’échapper à la contamination sans prendre des mesures drastiques. J’ai le sentiment que si le virus m’atteignait, je développerais une forme grave de la maladie. La perspective de ne pas pouvoir être pris en charge par des services d’urgence saturés est source d’une très forte angoisse. Les images des hôpitaux surchargés en mars et avril derniers hantent mes nuits. Au jour le jour, je me montre très prudent, avec une grande observance des gestes barrières. Je ne pense pas être atteint d’une phobie excessive ni d’un trouble obsessionnel compulsif. Je fais clairement partie de la cohorte de ceux qui ont vu leurs angoisses grandir avec la progression du virus.
J’en suis convaincu, nos dirigeants ne prendront qu’en toute dernière extrémité le risque d’effondrement économique que susciterait une nouvelle situation de confinement généralisé. Si tous nos voisins recouraient au confinement notre pays serait contraint de faire de même. Alors, ma décision est prise. Je vais me confiner volontairement. J’étais déjà très prudent en évitant la foule, les endroits clos comme les transports publics. Je n’ai plus fréquenté depuis mars les centres commerciaux, cinémas, théâtres et tous les autres lieux fermés et accueillant un large public. Je vois que tout le monde ne joue pas le jeu. Les joggeurs vous croisent de près et sans masque, de même pour les fumeurs, les personnes au téléphone, les récalcitrants de tous ordres.
J’ai aussi fait quelques écarts en ne résistant pas à de rares repas aux restaurants. Difficile de se sentir à l’aise parmi les tables trop resserrées et l’oubli des geste barrières. J’ai croisé de près certains amis et proches qui se sont révélés être porteurs du virus.
Jour 2, semaine 1
Combien de temps durera ma réclusion ? Aussi longtemps que la crise sanitaire. A l’évidence, personne ne peut répondre à une telle interrogation. Préparons-nous pour une longue, très longue traversée du désert. Nul doute que mon exode intérieur durera de nombreux mois. Je vais :
- mettre à profit tout ce temps pour me consacrer à de nombreux projets, envies, décisions reportés faute de temps,
- dresser une liste volontairement contraignante des tâches à entreprendre et ainsi (re)mettre de l’ordre dans mes affaires,
- en profiter pour enfin avancer dans la lecture de tous ces livres amassés au fil des envies, des visites chez les libraires, des foires, des expositions et des achats en ligne.
Pour garder espoir et augmenter mon capital de résilience, je pense utile de commencer par la relecture de Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Sur le même thème, la vidéo « Seul au monde » s’impose. Espérons que mon lien avec la civilisation ne réduira pas comme pour Tom Hanks à Wilson, le nom donné à son ballon de volley-ball. S’occuper pour ne pas revivre en boucle le scénario du film « un jour sans fin ».
Jour 10, semaine 2
Même isolé dans ma bulle, le contact avec le monde dangereux du « dehors » s’il est le plus limité possible, n’est pas totalement rompu. Il est illusoire de vouloir ériger un cordon sanitaire totalement hermétique. Nous avons en mémoire la célèbre réplique du bossu « Si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ». Si j’évite tout contact avec le dehors, celui-ci s’invite à tout moment chez moi. Dans le confinement de mon domicile, un impressionnant catalogue virtuel s’offre à moi. Le choix, le gain de temps, les commentaires à foison des utilisateurs font du shopping en ligne une expérience vraiment plaisante. Certains sites ont une ergonomie très bien pensée pour faire de l’expérience client internet un moment très agréable.
Pour quelques acteurs, la rapidité de livraison est vraiment impressionnante. En attendant l’arrivée des robots et des drones de livraison, les livreurs se succèdent à grande fréquence. Je garde toute la prudence qui s’impose. Le port du masque, le dépôt des paquets devant la porte, le lavage systématique de mains devraient grandement réduire le risque de contamination. Pas de gel appliqué sur les paquets ou une mise en quarantaine des livraisons comme le font certains.
Bien qu’en rupture de ban avec le monde extérieur, il convient de garder une bonne apparence. Lors des conférences en vidéo, il faut paraitre détendu, professionnel, résilient, soigné. Pour ce faire, nous consultons de nombreux tutoriels salvateurs sur YouTube. Au cours des derniers jours, j’ai visionné des démonstrations sur la coupe de cheveux, différentes recettes de cuisine, le sport à faible impact. Tout se trouve à une portée de clics. Le plus difficile, c’est de choisir le bon clip, l’assimiler et le mettre en pratique.
Jour 103, semaine 14
Plus de trois mois que je me suis retiré du monde. Une coupure déjà bien plus longue que lors du confinement contraint du début de l’année 2020. A la question, avec le recul, si c’était à refaire, quelle serait ma décision ? Aucun doute dans ma réponse. Je ne regrette aucunement mon choix. Je pense même que j’aurais dû prendre ma décision quelques jours plus tôt. J’ai trop longtemps débattu entre normalité et intuition. Apprendre à vivre avec le virus, est-ce garder une vie normale comme avant, ou suivre son instinct de survie et s’isoler dans une enclave ? Le virus est-il la lèpre ou la peste de ce siècle ?
Nous entrons dans la période de tous les dangers. Nous sommes à l’acmé de la crise sanitaire. Les contaminations liées aux fêtes de fin d’année se combinent avec la grippe saisonnière. Les tentatives de couvre-feu du mois d’octobre et de novembre pour préserver les fêtes de fin d’année n’ont pas permis de ralentir suffisamment la diffusion du virus. Les réunions de famille au moment de Noël et de la nouvelle année se sont traduites par une très forte contamination au sein des familles et des cercles d’amis. Les hôpitaux ne peuvent plus faire face. Malgré un grand nombre de vaccinations, la grippe est cette année particulièrement méchante. Nos ainés affluent en masse dans les services de réanimation.
Jour 185, semaine 26
Cela fait plus de six mois que j’ai décidé de me mettre à l’abri. Combien de temps encore durera ma mise à l’écart ? Difficile de le prédire.
Le plus gros de la deuxième vague semble être passé, mais le virus continue de circuler activement sur tout le territoire. Alors, dans quelques semaines, assisterons-nous à une résurgence de la pandémie ? Les experts débâteront ad nauseam pour savoir s’il s’agit de la poursuite de la deuxième vague ou si nous assistons au démarrage d’une troisième vague. Qu’importe ces querelles d’initiés. Bien plus intéressants sont les premiers signes encourageants de l’arrivée proche des premiers vaccins. Quand ils seront disponibles, nous allons assister à une grande pagaille. Chacun cherchera le passe-droit lui donnant un accès prioritaire à l’élixir tant convoité.
Jour 218, semaine 31
Je m’interroge sur le caractère égoïste de ce repli sur moi. Face au virus, ma réponse est-elle appropriée ? Une lecture possible est que j’applique à la lettre les recommandations. Gestes barrières, limitation des contacts sociaux, protection des personnes à risque sont de nature à légitimer ma décision. Cependant, le pays va mal, très mal. Des pans entiers de l’économie s’effondrent. Beaucoup ne s’en relèveront pas. Le rebond annoncé pour 2021 après l’effondrement du PIB en 2020 n’aura pas lieu. Faut-il comme la Suède décider de vivre avec le virus et poursuivre une vie normale en privilégiant le tout économique au tout sanitaire ? La pire des réponses n’est-elle pas le choix fait par de nombreux pays européens de naviguer sans direction claire. Un coup de barre à gauche, un coup de barre à droite et tout le pays se trouve déboussolé.
L’unité européenne est mise à mal. En présence d’un ennemi invisible, mais omniprésent et insidieux, l’Europe est redevenue une tour de Babel. Aucune union dans la politique de lutte contre l’ennemi commun. Le violent maelstrom européen engendré par le virus a eu raison des velléités d’unification étendue.
Jour 275, semaine 39
Rester en contact avec ses équipes, ses clients, ses amis tout en justifiant son absence sans passer pour un paranoïaque. « Oui, comme je n’avais pas beaucoup de meetings en présentiel, je me suis retiré pour quelque temps dans ma maison de campagne afin de profiter du grand air. Je reste très actif grâce à la technologie. C’est formidable, le métro, boulot, dodo, c’est un concept totalement dépassé. Maintenant, c’est l’équilibre entre travail et vie privée. Se déplacer pour participer à des réunions, rencontrer ses collègues, c’est fini. Le télétravail, c’est l’avenir de l’entreprise ». Au fur et à mesure du temps, l’argumentaire fallacieux se peaufine et s’allonge (comme le nez de Pinocchio). Qui puis-je ainsi espérer convaincre ? Moi ! Il me revient à l’esprit le titre du célèbre livre de l’ancien président d’Intel, Andrew Grove, « Seules les paranoïaques survivent ».
Jour 366, semaine 52. La délivrance
Depuis le début du deuxième semestre 2021, l’espoir a repris. Les progrès thérapeutiques sont évidents. Le taux de mortalité a fortement chuté, mais surtout les effets des différents vaccins commencent enfin à se faire sentir. Depuis son émergence, il y a cinq mois, la population du pays a progressivement été vaccinée en commençant par les populations les plus exposées (le personnel soignant, les services à la personne, la première ligne du front) et les plus fragiles (séniors et pathologies médicales graves).
Aujourd’hui, les différents indicateurs repassent au vert sur l’ensemble du pays. La délivrance est en vue. De l’exil nait le rêve de délivrance. Il est temps de sortir de mon isolement volontaire. Plus d’un an que j’ai disparu. Tel un Robinson des temps modernes une fois sorti de ma bulle sanitaire, je vais devoir apprendre à revivre avec les autres, sans la barrière du monde virtuel. Je sors donc de ma bulle, pour renouer avec la vie, mais il est vrai, comme le pensait Platon, que « la vie est un court exil ».
Longtemps après
Imaginons les cours d’histoire des générations futures.
« La crise du Covid-19 qui dura près de deux années du début 2020 à la fin 2021 fut l’élément le plus impactant de la première moitié du 21e siècle. Cette crise se traduisit par un recul du PIB mondial de plus de 15%. Elle fit de cinq à dix millions de morts, en incluant les victimes directes et indirectes. Ce sont ainsi plus de deux cents millions de personnes qui passèrent sous le seuil de la pauvreté. Cette nouvelle précarité était liée au recul économique, à la disparition d’un grand nombre de programmes d’aides publiques et au recul du budget de nombreuses ONG.
C’est au cours de cette période que les habitudes de consommation d’un grand nombre d’habitants se trouvèrent durablement modifiées. La part de marché des différents canaux de distribution fut profondément bouleversée. L’e-commerce sorti grand gagnant de la crise. Les centres commerciaux et les grands magasins entamèrent leur lent, mais inexorable déclin. C’est à cette époque que la consommation des biens culturels se transforma en profondeur. Les loisirs numériques (VOD, chaines à abonnement, jeux en ligne) signèrent le glas du secteur des arts vivants.
Le nouveau modèle d’organisation du travail s’est construit autour de la distanciation sociale. Le mode distanciel s’est généralisé, donnant naissance à l’hybridation. Le télétravail, les réunions virtuelles, une présence limitée au siège de l’entreprise, la réduction des voyages contribuèrent au déclin des centres-villes et au marasme prolongé dans le secteur du transport. Aucun autre évènement en dehors de la crise du covid-19 n’illustre aussi parfaitement le concept de changement de paradigme. La discontinuité très rapide apportée par le nouveau virus dans le mode de fonctionnement des sociétés au cours des années 2020 répond parfaitement à ce que nos physiciens qualifient de saut quantique ».
Marc SEVESTRE