L’espérance de vie progresse chaque année. Quelle est cependant la limite de la longévité humaine ? De nombreux généticiens pensent que la marge de progression est faible, ou nulle, en matière du recul du terme ultime de la vie humaine. Même si l’espérance de vie moyenne peut continuer de progresser. D’autres pensent qu’il est possible de vivre jusqu’à un âge très reculé. Selon eux, l’être humain qui vivra jusqu’à 150 ans est déjà né. Plus extrême encore, la thèse des transhumanistes qui voient l’homme biologique évoluer vers l’homme robotique. Notre conscience migrant de notre enveloppe charnelle à la machine. Il s’agira là de l’ultime version de la fontaine de jouvence. En accédant à l’immortalité, l’homme s’élève au rang des dieux de la mythologie. Bénédiction ou malédiction ? Cette vision utopique du monde, cette quête du Graal, comporte une grande part d’ombres qui pourrait rapidement se transformer en une société profondément dystopique.
Spectaculaire progression de l’espérance de vie
De 28 ans en 1750, la durée de vie moyenne en 2030 devrait se situer à 90 ans pour les femmes et à 85 ans pour les hommes. L’espérance de vie a presque doublé dans les pays développés au cours du XXe siècle.
De 1990 à 2013, l’espérance de vie mondiale des deux sexes a augmenté, passant de 65,3 ans en 1990 à 71,5 ans en 2013[1]. Comme on l’observe en consultant les tables de mortalité, l’espérance de vie pour les économies les plus avancées progresse de manière continue. Par simplification, nous pouvons dire que l’on gagne chaque année un trimestre de vie. Ainsi, un nombre toujours plus grand de personnes atteint la vieillesse (à partir de 70 ans).
En France, 90% des décès sont aujourd’hui dus aux maladies liées à l’âge. Il s’agit des cancers, des maladies cardio-vasculaires et neurodégénératives. Parvenir à vaincre ces maladies, c’est faire reculer l’âge de la mort.
Cependant, pour les centenaires, de plus en plus nombreux, une fois passé ce grand âge, il n’y a que très peu de progrès dans la durée de vie résiduelle. Cela s’observe tout particulièrement chez les « supercentenaires ». L’on a pu voir une très forte progression de la longévité des « grands séniors » entre le début des années 70 et le milieu des années 90 (USA, France, Japon, Royaume-Uni). Un plateau a cependant été atteint à partir de 1997. Année de la mort de Jeanne Calment à 122 ans et considérée comme une exception statistique.
Le progrès scientifique et médical semble ainsi en mesure de continuer à faire croitre l’espérance de vie. Mais pas de faire reculer la longévité maximale.
Limite maximale
La limite ultime semble s’établir aujourd’hui en moyenne à 116 ans (115.7) pour une femme et à 114 ans (114.1) pour un homme[2]. Si en trois siècles, l’espérance de vie moyenne a beaucoup progressé, le plafond ne semble pas remonter. Il existe bien entendu, comme nous l’avons noté, des exceptions pour quelques individus hors normes.
En octobre 2016, l’équipe néerlandaise du généticien Jan Vijg publiait un article scientifique[3] déclarant que l’espérance de vie humaine se limitait à 115 ans. A partir de bases de données de France, du Japon, des Etats-Unis et du Royaume-Uni, les auteurs concluaient qu’il existait une probabilité quasi nulle, en tout cas inférieure à 1 pour 10 000, de vivre au-delà de 125 ans[4].
Vulgarisation scientifique
Contrastons ces observations scientifiques avec ce que nous pouvons trouver dans un roman, certes fictif, mais très richement documenté. Son auteur en est José Rodrigues (J.R.) Dos Santos. Célèbre au Portugal en tant que journaliste de guerre et présentateur du journal télévisé du soir. Il est connu internationalement en tant qu’auteur de thrillers scientifiques[5]. Son dernier ouvrage « Immortel » (2020), qui n’est pas nécessairement son meilleur d’un point de vue romanesque ou littéraire, est très intéressant d’un point de vue scientifique. La démonstration est plus importante que l’intrigue. Il s’agit bien entendu d’un ouvrage grand public, de vulgarisation scientifique. De très nombreuses références avec plus de sept pages très serrées de sources diverses. L’auteur présente la thèse portée par les transhumanistes que le progrès scientifique permettra d’aboutir à « la mort de la mort ».
Tel un Jules Vernes des temps modernes, l’auteur s’appuie sur les recherches les plus récentes, pour décrire un proche avenir apocalyptique en extrapolant à l’extrême l’impact des technologies les plus avancées. Il en ressort une dystopie effrayante, dans laquelle les ordinateurs parviendront à confisquer aux humains le contrôle du monde.
Intelligence Artificielle
Le développement de l’Intelligence Artificielle (IA) est corrélé à la croissance de la puissance de calcul des ordinateurs, s’appuyant sur la loi de Moore[6], ainsi que sur le stockage de masse.
Mars 2016 pourrait symboliser l’avènement de l’IA 2.0. Date à laquelle, une filiale de Google a battu le meilleur joueur mondial du jeu de go. Cette victoire a été obtenue par le recours au « deep learning », une IA autoapprenante. Seule une telle forme d’autoprogrammation est en mesure d’appréhender le nombre incroyable de combinaisons possibles. La victoire de la machine sur l’homme n’est pas liée au calcul de l’ensemble des mouvements possibles. Elle résulte de choix délibérés permettant d’aboutir à la stratégie gagnante (l’ordinateur s’entraine contre lui-même pour progresser).
Intelligence Artificielle Généralisée
A partir du « deep learning », on aboutit au concept d’Intelligence Artificielle Généralisée (IAG). A un tel stade, les ordinateurs seront en mesure de fonctionner de manière autonome. Et de disposer d’une intelligence sans comparaison avec celle issue du cerveau humain.
Le niveau de l’IAG décrit par J.R. Dos Santos n’est encore que pure spéculation. Certains élargissent le concept de l’IAG à des systèmes qui seraient dotés d’une conscience, voire de sentiments, et en mesure de poursuivre des buts qui leur seraient propres.
La communauté scientifique débat sur la question de savoir si un jour les ordinateurs auront accès à la notion de sentiments et donc du bien et du mal. Aujourd’hui, ces thèses sont souvent reprises pour alimenter des débats à caractère dystopiques et complotistes (dont certains proches soutiens de D. Trump).
DARPA
Le gouvernement fédéral américain s’intéresse depuis longtemps à de nombreux projets de nature à asseoir la suprématie technologique du pays. L’un des meilleurs exemples est la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), créée en pleine guerre froide, à la fin des années 50, après le lancement de l’orbiteur Spoutnik (1957). Son objectif est de faciliter la transformation des innovations technologiques les plus prometteuses en des projets concrets (Internet, reconnaissance vocale, GPS …).
Depuis plusieurs années, la DARPA travaille sur un programme d’IA basé sur un système de raisonnement contextuel visant à améliorer la coopération homme/machine. Sur le site de la DARPA[7], l’on peut lire que les recherches « pourraient aboutir à des capacités d’inférence, de prédiction, de généralisation et d’abstraction de manières systématiques ou totalement nouvelles dans le but de trouver des solutions à des problèmes complexes ». Notons aussi un projet de la DARPA, le RAM pour Restoring Active Memory. Il s’agit de produire un équipement électronique en mesure de réparer les atteintes cérébrales et restaurer les pertes de souvenirs.
Singularité
Le thème de l’IAG est un élément central dans le livre de JR Santos. A un moment, appelé par l’auteur et par les adeptes du transhumanisme[8], « singularité », l’ordinateur accède à la conscience. Ce point d’inflexion signe le moment où l’être humain perd le contrôle de la machine, de sa création. Le romancier reprend de nombreux thèmes développés par Yuval Noah Harari, le célèbre auteur d’Homo Sapiens. Dans Homo Deus (2015) l’universitaire poursuit son exploration de l’histoire de l’humanité, en projetant l’avenir de l’homme dans le futur. C’est ainsi qu’il aborde les domaines de l’IA, de la surveillance généralisée, du transhumanisme. Mais aussi du surhomme, de la perte de contrôle, de l’immortalité ou bien encore de la divinité.
Pour certains scientifiques et futurologues, la singularité se traduit par la capacité des intelligences artificielles à produire des intelligences plus efficaces qu’elles-mêmes. A ce moment, le progrès technologique sera l’œuvre des ordinateurs et non plus du cerveau humain.
L’un des pionniers du transhumanisme est un grand spécialiste de l’intelligence artificielle, haut cadre de Google, du nom de Ray Kurzweil[9]. Ce dernier prédit que d’ici 2030, les avancées technologiques des nanorobots pourront être injectées dans le système sanguin. De là, ils migreront vers le cerveau, qui pourra dès lors se connecter au « cloud ». Ce qui apportera à l’homme un niveau d’intelligence (ou de savoir) dépassant l’entendement. Ainsi donc, des êtres biologiques deviendront des entités non biologiques. Ce que Kurzweil prophétise : « dans le futur, il n’y aura pas de distinction entre l’homme et la machine, ou entre la réalité physique et virtuelle[10] ». L’homme partagera ainsi sa conscience avec la machine.
Un démiurge incontrôlable
Selon un processus que nous qualifierons de darwinien, la singularité marque le moment ou les êtres supérieurs (les ordinateurs) prennent l’ascendant sur les espèces les moins évoluées (l’être humain). Le « machine learning » qui élimine le « data scientist » !
Le risque de dérive est fort. Si l’IA est dotée d’une conscience, cette conscience et les degrés de liberté associés sont nécessairement, du moins à la base, programmés par des humains. L’IA pourrait générer une « black box ». Il s’agirait de programmes autonomes dont le fonctionnement, la logique échapperaient aux concepteurs initiaux. Il faudrait donc pouvoir, sans possibilité de contournement, inclure dans le noyau de l’architecture des règles universelles minimales. Par exemple, ne pas voler ou ne pas tuer.
L’IAG et la singularité peuvent donner naissance à un nouveau Prométhée ou à un Frankenstein 2.0. Ceci est le scénario de la série suédoise Real Humans (2012). Dans cette fiction, des androïdes, les Hubots, accèdent à la conscience (singularité). Dès lors, ils agissent en toute indépendance. Ils suivent leur propre chemin dans la vie. Ce qui, immanquablement, pour certains, se traduit par la volonté de dominer les humains.
Gardons à l’esprit l’échec de l’expérience faite par Amazon pour laisser l’IA se charger de ses recrutements. L’expérience démarrée en 2014 a été arrêtée en 2018. Quand un fort biais de discrimination sexiste a été mis en évidence. Les programmes extrapolaient des bases de données sur la contribution passée des différents employés. Ils reproduisaient des données historiques, donc à forte domination masculine.
Transhumanisme
Dos Santos explore les thèses transhumanistes extrêmes (extrapolant l’apport des nano/biotechnologies). Au stade ultime décrit par l’auteur, la conscience de l’homme pourra exister de manière indépendante de son enveloppe charnelle. Le cerveau de l’homme se trouve directement connecté à Internet. Il peut donc transférer les données contenues dans son cerveau et partant ce qui constitue sa conscience. Au stade de la singularité, la vie consciente peut se poursuivre en dehors de son corps biologique d’origine. C’est ce qui arrive à l’un des personnages du roman, le professeur Yao Bai. L’évènement tourne mal et le professeur décède lors de ce transfert. Son enveloppe charnelle meurt (ce que l’on pourrait qualifier de « hardware »). Son savoir, sa conscience, ses données (ce que l’on pourrait qualifier de « software ») restent vivants après avoir migré dans l’Internet.
Pure fiction ? Les patrons de la cyberéconomie et de la Silicon Valley ne le pensent pas. Pour Elon Musk, le fantasme fondateur de Space X, de Tesla et Neuralink, « Si vous ne pouvez battre la machine, le mieux est d’en devenir une ».
Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a doté sa fondation[11] de trois milliards de dollars dans le but « d’éradiquer toutes les maladies ».
Il y a cependant une différence fondamentale d’un point de vue éthique entre l’homme réparé et l’homme augmenté.
Cyborg
Dans son opus, Dos Santos, aborde le thème de la longévité humaine. Partant du concept de « cyborg », il pousse son raisonnement en démontrant que la limite de la vie de l’homme peut être repoussée très loin. Pour l’auteur, nous sommes déjà des « cyborgs ». Ce terme qui évoque la science-fiction est une réalité. Il s’utilise pour décrire une personne dont le fonctionnement physiologique (ce qui permet le fonctionnement normal de l’organisme) repose sur des aides mécaniques ou électroniques. Avec les progrès médicaux, génétiques, scientifiques, l’homme augmenté peut faire reculer très significativement la limite de la vie humaine.
Ainsi, un implant dentaire, une paire de lunettes, mais aussi un pacemaker, une prothèse de hanche font de nous des humains augmentés, des « cyborgs ».
Le cofondateur de Google, Larry Page, est lui aussi fasciné par l’homme augmenté. D’où ses investissements avec Sergey Brin (également cofondateur de Google) dans des technologies permettant de décupler les facultés de l’homme (Google Glass). Toutes ces technologies ont un coût très élevé et sont essentiellement le terrain de jeux des géants du digital ou de gouvernements à la recherche d’une domination internationale.
L’accès à l’homme réparé, amélioré sera-t-il ouvert à tous ? Comme dans le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (1932), déboucherons-nous sur un monde totalitaire avec une société divisée en castes liées au degré de manipulation génétique ? Des Alphas au sommet de l’échelle qui constituent l’élite dirigeante, au lumpenprolétariat représenté par les Epsilons. De l’homme augmenté à l’eugénisme, la frontière est ténue. Ne risque-t-on cependant pas d’en arriver rapidement aux dangers des dérives eugéniques (Übermensch)?
La vie éternelle
La maison-mère de Google, Alphabet, a fondé en 2013 la société Calico. Son objectif est de travailler sur le ralentissement du vieillissement et des maladies associées. Il s’agit donc de faire reculer le moment de l’apoptose qui est la mort physiologique et pathologique des cellules, appelé pour cela le suicide cellulaire.
Le but ultime de toutes ces recherches est de permettre aux humains de vivre aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Atteindrons-nous un jour les 969 ans de Mathusalem ? Peter Thiel, cofondateur avec Elon Musk de PayPal, investisseur de la première heure dans la start-up de Mark Zuckerberg (Facebook) pense que l’homme qui vivra mille ans est déjà né.
Séquençage et programmation génétiques (l’adaptation moderne de la fontaine de jouvence) permettant de repérer et reprogrammer les fonctions défectueuses. Certains même aspirent à l’immortalité, à la vie éternelle. Il s’agirait donc du retour à l’Eden primordial avant d’avoir gouté au fruit défendu de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. Comme dans la mythologie grecque, cela ferait de l’homme, l’équivalent des dieux.
L’immortalité de l’homme en tant qu’entité physique semble peu probable ; au mieux une lointaine probabilité. La survie de la pensée est plus aisément concevable, potentiellement à la portée du progrès technique et scientifique.
La fusion de la conscience de l’homme avec la puce de silicium est selon les transhumanistes (la version 2.0 des théories eugénistes) vraisemblable à l’horizon d’une génération. Une seule génération pour voir disparaitre l’humanité traditionnelle pour les plus pessimistes, ou bien apparaitre « l’homo informaticus », le remplaçant du sapiens pour les plus optimistes. L’émergence d’un hybride homme-machine serait-elle l’évolution rendue nécessaire pour survivre sur une terre rendue hostile à l’homme biologique du fait de sa propre activité ?