La guerre qui gronde aux portes de l’Europe fait penser, avec la plus grande inquiétude, à une autre région du monde. L’attaque de la Russie sur l’Ukraine ne préfigure-t-elle pas un autre front autrement plus dangereux pour l’équilibre de la planète ? Une annexion par la Chine de l’ile de Taïwan pourrait très rapidement dégénérer en une déflagration mondiale. Il s’agirait de la lutte pour la suprématie économique, politique, culturelle, militaire de la Terre. Il y a tout à craindre d’un affrontement direct entre la Chine et les Etats-Unis. Les menaces que fait peser la Chine sur Taïwan représentent un risque majeur pour chaque habitant de notre planète. Les plus fragiles, nos séniors, seraient les premiers impactés.
Lourdes menaces sur Taïwan
Comment une éventuelle invasion par la Chine d’une ile située à près de dix-mille kilomètres de notre pays pourrait-elle faire peser un risque sur la situation des ainés de nos démocraties occidentales ? Taïwan est un territoire quinze fois plus petit que la France. Sa population est de moins de vingt-cinq millions d’habitants, insignifiant face aux 1.5 milliard d’individus de son puissant voisin. La République de Chine, nom officiel de Taïwan, est une véritable démocratie. L’ile dispose de son propre gouvernement depuis 1949. L’actuelle présidente Tsai Ing-wen a été élue en 2016 et réélue en 2020. Mais poursuivant sa volonté d’intégration, la République Populaire de Chine fait peser de lourdes menaces.
Xi-Jimping, qui préside aux destinées de la Chine depuis 2013, ne fait pas mystère de sa volonté de réunifier ce territoire, jadis province de l’Empire chinois[1]. La Chine communiste a pour ambition de reconquérir la « province rebelle ». Pour Xi-Jimping, la force est une option. C’est ce qu’il a indiqué en octobre dernier lors du XXe congrès du parti communiste.
Un poids critique dans les semi-conducteurs
Avec Hong Kong, Singapour et la Corée du Sud, Taïwan est l’un des quatre tigres (ou dragons selon les versions) asiatiques. Cela veut dire que depuis le début des années 60, elle compte parmi les puissances économiques régionales. Cela est tout particulièrement le cas dans le domaine des puces électroniques. Pour cette activité, Taïwan est même un géant à l’échelle mondiale. En effet, l’ile représente 65% de la production mondiale de semi-conducteurs, contre 12% pour les USA. La domination de Taïwan est encore plus marquée pour les systèmes les plus avancés : ceux d’une taille inférieure à 5 nm, avec des firmes comme TSMC, UMC, MediaTek, ASE.
Si demain l’accès à ce fournisseur disparaissait, d’immenses pans de l’économie mondiale se retrouveraient totalement paralysés. Les vagues de chocs se transmettraient très profondément au sein même du fonctionnement de nos sociétés.
N’oublions pas que dans cette partie du monde, le deuxième pays producteur de semi-conducteurs est la Corée du Sud avec des géants tels Samsung et SK Hynix. Les Etats-Unis et l’Europe combinés ne représentent que 20% de la production mondiale. Cinq fonderies de semi-conducteurs – qui sont les entreprises spécialisées dans la fabrication de composants pour d’autres sociétés[2] – représentent 90% de la production mondiale. Une seule, GlobalFoundries, est située en dehors de l’Asie, avec une part de marché de 6%. TSMC à elle seule fabrique plus de la moitié de la production mondiale de semi-conducteurs.
Avance technologique menacée
Cette domination fait la principale force de Taïwan à court terme. C’est aussi sa faiblesse à plus long terme. Les USA ne peuvent pas voir disparaitre l’accès à ce fournisseur stratégique. Le président Biden a indiqué vouloir injecter 50 milliards de dollars pour relancer la production domestique. S’affranchir des fournitures de cette partie du monde est un impératif.
Paradoxalement, la République Populaire de Chine est aussi très dépendante de Taïwan pour ses propres besoins. Quand sera-t-il demain lorsque les USA et la Chine seront autonomes dans leurs approvisionnements de semi-conducteurs ?
Effet papillon
Lorsque l’on mesure bien la suprématie et l’avance technologique de Taïwan dans les composants électroniques, il devient facile de comprendre la menace qui pèse sur notre quotidien et partant celui de nos ainés. Notre quotidien est totalement dépendant des outils numériques, des outils digitaux, des serveurs. Sans puces, le monde se retrouve totalement paralysé. Prenez la crise du Covid et rappelez-vous la sidération qui fut la nôtre de voir les pays à l’arrêt lors du premier confinement. Multipliez le tout par 10, 100 ou 1000, vous serez encore très en deçà de la réalité.
Certes, l’effondrement ne sera pas brutal. Peu à peu, les équipements tomberont en panne, les nouveaux ne seront pas disponibles. Par manque de composants, le monde s’étiolera, avant de vaciller puis de sombrer. Les hôpitaux ne pourront plus assurer la prise en charge des malades. Les outils médicaux seront indisponibles. L’ensemble des services seront paralysés. Les premières victimes seront les plus fragiles. Les séniors payeront le plus lourd tribut au chaos planétaire.
Une situation explosive
C’est cette vision apocalyptique qui rend la situation géopolitique de l’ile de Taïwan infiniment plus préoccupante que l’agression de l’Ukraine. En l’état actuel, l’invasion de l’Ukraine par la Russie demeure un conflit régional. Les Occidentaux protestent et apportent un soutien logistique à ce pays. Aucune envie cependant pour eux, à ce stade, de s’impliquer directement dans le conflit. Le président Vladimir Putin sait très bien que tant qu’il n’aura pas recours à des armes nucléaires, le risque d’intervention des Occidentaux est quasi nul. Il faudrait un acte irrationnel, avec l’utilisation d’armes non conventionnelles, pour que les sanctions ne soient plus uniquement de nature économique.
Les enjeux autour de Taïwan sont d’une tout autre nature. L’ile cristallise la rivalité entre les deux superpuissances mondiales. Les Etats-Unis ne laisseront pas la République Populaire de Chine s’emparer d’un fournisseur aussi critique et partant contrôler une route maritime majeure. N’oublions pas que le détroit de Taïwan est emprunté par au moins la moitié des porte-conteneurs mondiaux.
Manœuvres militaires
Les manœuvres maritimes du mois d’août dernier au large de Taïwan, concomitantes de l’arrivée de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, n’était qu’une énième escarmouche. Elles s’inscrivaient dans la droite ligne de la poursuite des répétitions belliqueuses dont l’échéance pourrait bien coïncider avec les élections présidentielles de 2024. L’actuelle présidente ne pouvant pas constitutionnellement briguer un troisième mandat.
Un autre allié de la Chine dans cette partie du monde pourrait aussi conduire à une dangereuse escalade. Il s’agit de la mal nommée République populaire démocratique de Corée, autrement dit la Corée du Nord. Kim Jong-un depuis Pyongyang, sa capitale, exerce une dictature brutale sur les vingt-cinq millions d’habitants de ce pays frontalier de la Chine, de la Russie et de la Corée du Sud. Techniquement en guerre depuis 1948 avec cette dernière, le dictateur procède régulièrement à des tests de missiles balistiques à proximité immédiate du territoire de son voisin. Le pays du matin calme (l’un des surnoms donnés à la Corée au XIXe siècle) pourrait devenir l’épicentre d’une déflagration généralisée.
Résilience
La guerre en Ukraine a démontré que la supériorité militaire sur le papier, seule, ne suffisait pas pour l’emporter sur un pays fortement mobilisé contre un puissant agresseur. Cela sera-t-il suffisant pour infléchir la volonté chinoise ? La prise d’une ile, bien défendue et soutenue par de grandes puissances internationales ou régionales (Japon, Corée du Sud) est aléatoire, même pour une formidable armada. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Il peut exister des moyens plus subversifs pour arriver à ses moyens. La ruse plus que la force peut réussir. Comme aime à nous le rappeler La Fontaine « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ».
Les progrès spectaculaires enregistrés par la Chine et la vigueur de son économie pourraient-ils un jour convaincre Taïwan de rejoindre pacifiquement l’Empire du Milieu, le Céleste Empire ? A un siècle d’écart, la « longue marche » qui permit à Mao Zedong de conquérir le pouvoir en s’imposant comme le chef des communistes chinois pourrait se transformer en une cyber conquête. Désinformation, propagande et réseaux sociaux remplaçant fusils, mitraillettes et canons d’antan.
Marc SEVESTRE
[1] Taïwan a été cédée à l’Empire du Japon en 1895 à l’issue de la guerre sino-japonaise (1894-1895) par le traité de Shimonoseki. Taïwan a été remis à l’ONU après la défaite du Japon en 1945 et devient la République de Chine.